Mouloudji
- par Jacques BONNADIER, journaliste à Marseille
… pour évoquer un artiste aux talents innombrables, Marcel Mouloudji (1922-1994), auteur et interprète de chansons, comédien de théâtre, acteur de cinéma, romancier, peintre, dont la rencontre à Marseille un jour de janvier 1976 a laissé en moi un souvenir précieux.
Il chantait alors depuis vingt-six ans, et tout le monde en France, moi le premier, fredonnait Un jour, tu verras, Le P’tit Coquelicot, La Complainte des infidèles, Tout fout l’camp, Que le temps passe vite, Les Beatles de 40…. parmi des dizaines de chansons de tendresse, d’humour et de mélancolie écrites par lui et par d’autres.
Il faisait aussi beaucoup de théâtre et depuis longtemps ; on citait les pièces du « Groupe Octobre », puis La Route du tabac, d’Erskine Cadwell ; La Tour Eiffel qui tue, de Guillaume Hanoteau ; Trois femmes et Les Sargasses de lui-même ; La Tête des autres, de Marcel Aymé…
Au cinéma, qui n’avait vu « Le Petit Mouloudji » dans La Guerre des gosses, puis l’adolescent dans Les disparus de Saint-Agil ou Les Inconnus sans la maison ; l’homme enfin dans le fameux Nous sommes tous des assassins ?
Ecrivain, il avait publié plusieurs romans : Enrico en 1940, suivi de En souvenir de Barbarie La Grande Sortie, Les Larmes, La Guerre buissonnière, Le Petit Vaincu… Peintre, il était déjà l’auteur de quelque trois cents tableaux et de nombreux dessins qui continuaient d’être exposés un peu partout à Paris et à l’étranger.
Oui, écrivais-je en le présentant aux lecteurs de mon journal, « Marcel Mouloudji est un artiste aux dons multiples ; un touche-à-tout plein de talents. Il est aussi un homme attachant, un jeune homme de 53 ans – né le 16 septembre 1922 d’un père Kabyle et d’une mère bretonne – aimable, amène, amical et que, par conséquent, l’on aime… »
Il passait donc un jour de janvier 76 par Marseille – où, figurez-vous, il avait travaillé en 40 comme groom au « Café-Glacier ». Ce fut la première information de notre long entretien. On y parla de tout ; en commençant par le commencement… Ses débuts de chanteur à l’âge de 10-11 ans, avec son frère, dans le groupe du syndicat du livre-papiers ; ses rencontres avec Jean-Louis Barrault (34-45), puis avec Prévert et Carné qui le font tourner dans « Jenny » (36) ; sa carrière de comédien de théâtre et de cinéma jusqu’à La Planque de Raoul André ; son retour à la chanson en 49-50, par hasard, avec des titres qui doivent vous dire encore quelque chose : La lettre à Nini, de Delmet, Amour, mon cher amour, de Crolla, La complainte de Mandrin ; son premier texte magnifique : Le mal de Paris. Et puis la suite tous azimuts, Mouloudji romancier, peintre…
Romancier, le mot lui semblait « un peu fort ». « J’ai écrit des romans, ou plutôt des essais, des histoires, des points de repères. Comme je ne sais qu’en faire, je les envoie aux éditeurs ; ça ne se vend pas du tout mais ils les prennent, ils aiment ça ! »
Peintre ? « Non ! Ecrire n’est rien ; tandis que peindre, c’est un travail physique ; il faut s’installer, c’est fatigant, ça vide les accus. J’ai peint beaucoup mais aujourd’hui je n’ai pas d’atelier ; j’y pense, on verra ! »
« Dilettante, c’est finalement le titre qu’il se reconnaissait alors. Mais « dilettante têtu ». Et qui continuait à cultiver ses passions multiples… tout en envisageant en plus de faire du théâtre comme comédien.
Quant au chanteur, de quelle race était-il ? Engagé, comme le pensaient certains ? « Non pas du tout, m’affirma-t-il fermement. Je suis un homme de mon époque ; je suis un chansonnier. Etre engagé, je ne sais pas ce que ça veut dire. Si en disant « à bas la guerre ! », on est engagé, alors oui, je suis engagé. Mais si être engagé, c’est participer à une action militante dans un parti quelconque, alors non je ne suis pas engagé. Simplement, je me moque de certaines choses un peu au hasard, comme le font aussi les chansonniers de Montmartre. Je ris des autres, comme je risque aussi de faire rire de moi ».
Au reste, assurait-il, « ce sont les musiciens qui font les chansons. Pour moi, l’important, c’est la musique. Il m’arrive d’en écrire mais la plupart du temps je confie de soin à des compositeurs. Je ne dis pas qu’il ne faille pas des textes intéressants mais un bon texte n’est pas nécessaire pour faire une bonne chanson. » Et Moulou d’insister : « Evidemment, il y a de très bonnes chansons avec de très jolis textes, mais je connais de très bonnes chansons qui ont des textes sur lesquels il y aurait beaucoup à dire ! » Paroles d’expert.
Lui-même ne se montait pas du col ! « Vous savez, mes chansons ne sont pas tout à fait des chansons ; ce sont des petites impressions, des sensations, des trucs comme çà. Moi, je suis un chansonnier qui ne fait pas de chansons. J’en ai réussi deux ou trois récemment : Ma concierge, Tout fout l’camp, par exemple ; des chansons très « chansonnières ».
Que l’on puisse si peu que ce soit « changer le monde » avec une chanson, Mouloudji n’en croyait rien. « Je crois plutôt qu’on peut apporter quelque chose et surtout grâce à ce que la voix humaine a de magique. Il se navrait pourtant de l’évolution même de la chanson. « Autrefois, la chanson était dans la rue ; c’était une forme de parole qu’on échangeait. Maintenant, ça ne s’échange plus, ça s’achète. C’est passé dans les disques, les juke-boxes, les télés, les radios ; en vérité, la chanson vivante n’existe plus ! »
Il s’affligeait aussi que le public de la télévision pût « accepter d’entendre trente ou quarante fois des types qui n’ont jamais chanté de leur vie en direct, et qu’il n’y ait plus de concurrence possible : « Comment voulez-vous qu’un gars de talent qui arrive avec sa guitare et sa voix à l’état naturel puisse s’imposer face à des gens qui ont enregistré une chanson en quatre ou cinq séances, qui la chantent en « play-back » et vivent là-dessus pendant deux ou trois ans ? … Il y a une escroquerie sur la marchandise !»
Mais qu’y faire ? Lui, continuait simplement à écrire et à chanter, à « faire le métier » bien qu’il trouvât que cela devenait très dur. « Depuis quelque temps, je commence à peiner ; je m’organise mal, j’en fais un peu trop. Il faudrait que je structure mon travail ».
Cependant, passé la cinquantaine, pas question d’arrêter ! Continuer, oui ! concluait-il dans un sourire : « C’est très agréable de chanter, de découvrir des choses nouvelles dans les chansons. Et puis, il y a un côté plaisant, c’est de voir les gens heureux. Apporter du plaisir aux autres, ce n’est déjà pas si mal… »