Hélène Martin

par Jacques BONNADIER, journaliste à Marseille

… pour rendre hommage à Hélène Martin, décédée le 21 février à l’âge de 92 ans, qui consacra sa vie d’artiste à mettre en musique et à chanter les poètes ; et qui les servit aussi, avec la même exigence et la même ferveur, par ses réalisations télévisuelles et radiophoniques. En souvenir d’une amitié née en Provence, où elle résida longtemps…

Viens (dès 1966) puis Cabrières d’Avignon, Gordes, enfin Bonnieux (jusqu’en 2010) … ; c’est en Vaucluse que vécut et travailla Hélène Martin durant plus de quarante ans. Mais c’est à Marseille que je la vis pour la première fois en récital, (en 1973 ou 74), à l’invitation d’un de ses amis habitant du "Corbusier". Cela se passa donc sur le toit de la "Cité radieuse" et ce fut pour moi singulièrement émouvant que d’entendre, dans la douceur d’une nuit d’été, la voix grave, limpide, forte et tendre à la fois de cette chanteuse-poète dont je ne connaissais que le nom, qui s’accompagnait savamment à la guitare pour célébrer Genet, Queneau, Aragon, Eluard, Audiberti, Louise Labé…

Je mis longtemps ensuite à oser aller frapper à sa porte, intimidé sans doute par la stature de la dame que je soupçonnais, en outre, quelque peu rétive à l’interview… Je finis néanmoins par me rendre en sa "Terre de Cavalier", au fin fond du pays d’Apt, un beau jour venté d’octobre 1979. Ce fut le début d’une série de rencontres et d’échanges épistolaires pour moi très marquants.

Si vous prêHélène Martin avec Francesca Solleville le 27 Juillet 2009 à la remise du Prix Jacques Douai au festival de Barjactez un tant soit peu l’oreille aux artistes de la chanson, vous avez eu peut-être la chance de l’entendre chanter Le condamné à mort, le poème de Jean Genet sur une mélodie de son invention
. C’était son « tube » à elle. Car, après ses années "Rive gauche" et un premier enregistrement (en 1956), c’est Jean Genet lui-même qui l’encouragea à persévérer dans le chant et la composition. Jean Giono fit de même, qui avait aimé son art fait de mesure et de finesse. Et Christiane Rochefort, qui avait noté son don exceptionnel d’exalter le poème, de le rendre meilleur. Et Luc Bérimont, le poète-animateur radio de "La fine fleur de la chanson française", qui vanta sa pudeur, sa présence et le charme de sa voix. Et encore Philippe Soupault, dont j’ai retenu ce propos : Ceux qui entendent Hélène Martin et savent l’écouter ne sont plus les mêmes après l’avoir rencontrée… Et enfin, son public de fidèles, dont je fus indéfectiblement, qui ne cessa de la soutenir dans les moments les plus difficiles, où elle eut l’impression d’être bâillonnée, étouffée par ceux qui refusent, qui ferment les portes, les négatifs.

La chanson m’a beaucoup apporté, disait-elle. Je crois que tout ce que je sais de mon métier vient en partie de cette grande discipline qu’impose la chanson. Et c’est cette discipline qui me permet d’aller jusqu’au bout de tout de ce que j’entreprends. D’où le défi qu’elle releva un jour de relier le chant à l’image et l’image à l’écriture. La poésie à la télé, c’est impossible ! lui prédisaient certains ; vous ferez une ou deux émissions et c’est tout ! Ceux-là se trompaient ; d’autres lui firent confiance. Et l’on vit fleurir sur nos petits écrans, une série de vingt-quatre "essais de poésie et de chant mêlés" intitulés Plain-Chant, par quoi elle voulut mettre au présent les poètes et provoquer à leur écoute très libre la curiosité, l’étonnement, si possible l’émotion.

Ses premières armes faites, il y eut son feuilleton Pierrot-la-chance avec Genevière Mnich et Philippe Avron, dont elle réalisa elle-même cinq des treize épisodes. Et surtout son Jean le Bleu qu’elle adapta de Giono avec Solange Noah et qu’elle réalisa également avec autant d’ardeur que de soin : sa première grande réalisation dramatique. D’autres viendront dans le genre du "documentaire de création" ; et aussi des émissions de radio. Je pense en particulier à l’initiative originale de France Culture qui, à l’automne 79, confia à Hélène Martin la tâche difficile de mettre chaque semaine en chanson (comptine, petit opéra-bouffe, plain-chant…) un événement de l’actualité (politique, artistique, littéraire ou de la vie quotidienne) : une Chanson journal - c’était le titre – programmée au cours du magazine Pouvoirs de la musique.

Hélène Martin et Philippe Forcioli le 27 juillet 2009 à la remise du prix Jacques Douai au festival de BarjacElle entreprit aussi – autre défi – la rédaction d’un « petit livre cadencé », le Journal d’une voix pour évoquer, me dit-elle, toute l’aventure du chant, de la voix, depuis que j’ai commencé ; quelque
chose de très personnel
. Je ne sais si ce livre fut ou non publié. Peut-être y renonça-t-elle, face aux multiples sollicitations de son métier multiforme. Il lui fallut encore monter des spectacles : Terres mutilées sur des textes de René Char, commande de Jean Vilar pour le 20e anniversaire du Festival d’Avignon, Mes années cigale créé pour les 50 ans du même festival, un Bonjour à René Char, présenté à l’été 79 au Verger Urbain V, toujours à Avignon. Et tant d’autres récitals ensuite, tous plus beaux les uns que les autres.

Elle dut gérer la firme discographique Cavalier créée en 69 pour graver le souvenir de ses Terres mutilées et pour publier, outre des disques de Jean Moiziard, Jean-Guy Barckand, Henri Gougaud, les Ménestriers…, nombre de ses productions personnelles, notamment des albums et coffrets de chansons de poètes et de ses propres œuvres traduisant superbement ses propres engagements d’artiste et de femme.*

Je retrouve avec émotion des mots d’Hélène, je les relis avec à l’esprit et au cœur cette ferveur qu’elle donnait souvent en partage. Je vous les fais passer… En chantant, en filmant, je rends hommage, je rends visite, j’invoque, j’évoque, "je présente l’emblème" comme dirait Barthes. Tant d’hommes, tant d’idées, tant d’émotions, de vents, de plantes, d’animaux me font signe ! …) Je crois pouvoir dire aujourd’hui que mon chant n’est ni politique, ni scientifique, ni religieux (à moins qu’il ne relie), mais je désire qu’il soit un supplément d’émotion, d’invention, d’érotisme à la politique, à la science, aux liens humains et mystérieux. J’essaie (…)

Quant à chanter ? C’est aimer, c’est oser aimer. Chanter = porter loin la joie, le mot, le cri, la plainte. C’est planer, voler. C’est annoncer la nouvelle.

Sa vie, au fond, fut à elle seule, un hymne à la chanson ; à la chanson qui donne des ailes, des muscles, une respiration ; parce qu’elle aide à vivre malgré tout, malgré le fric qui fout toujours tout par terre. Moi, me dit-elle un jour, je connais des gens qui ont été sauvés par une chanson. Je crois que la chanson a un pouvoir extraordinaire, un peu surnaturel même, c’est comme ça ! Par le chant comme par l’image, elle ne cessa de vouloir dire l’essentiel avec du provisoire ; l’essentiel qui est peut-être de créer autour de soi de petites joies, de petites flammes ; créations de pur bonheur comme dit René Char ; bref, poésie.

Me restent inoubliables ce chant et cette voix, qui me ramènent à ce jour de l’automne 79 au fin fond du pays d’Apt, en sa "Terre de Cavalier", où Hélène Martin écrit, compose, respire, aime, vit. Le vent souffle fort sur le vieux hameau de pierre, mais il fait chaud l’écouter :

Ici, le temps réconcilie

Ici, le temps se fait ami…

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*Tous ses disques distribués par EPM (www.epmmusique.fr) et quelques vidéos sur Youtube, à visiter absolument !

 

© Crédit photos - Serge Joseph