Jacques Douai

par Jacques BONNADIER, journaliste à Marseille

… pour célébrer le centième anniversaire de la naissance de Jacques Douai (1920-2004), qui fut en France le pionnier du retour aux sources du chant populaire et qui demeure, par sa carrière de près de soixante ans au service de la poésie et des poètes – et par sa voix unique ! – l’un des meilleurs artisans de la chanson contemporaine*.

L’Association Prix-Jacques Douai s’apprête à célébrer en musique et en poésie les cent ans de la naissance (le 11 décembre 1920) de l’artiste dont elle s’est donné pour but d’honorer le souvenir en décernant chaque année (depuis 2007) un prix portant son nom ; celui-ci récompense « une personne ou une structure qui, par son œuvre artistique ou son action, fait vivre la chanson francophone, le répertoire et les idéaux que Jacques Douai a portés toute sa vie : célébration de l’art de la chanson, respect et souci d’élévation du public, émancipation par la culture et l’éducation populaire »**.

Je m’associerai avec d’autant plus de ferveur et d’enthousiasme à cet hommage que de multiples liens m’unissent au chanteur. Ses chansons, d’abord, évidemment. Du bureau où j’écris, je les entends ces temps-ci retentir presque chaque jour dans la chambre voisine. Depuis Les Feuilles mortes – dont il fut le premier interprète français – jusqu’à L’Etang chimérique, de File la laine à la Chanson du scaphandrier, en passant par Démons et merveilles, Maintenant que la jeunesse… et Colchiques dans les prés, ce sont des dizaines de chefs d’œuvre d’aujourd’hui, d’hier, de toujours que l’on s’offre ainsi et qui ravivent en nous les grands bonheurs de ses récitals.

Les souvenirs de nos rencontres ne sont pas loin ! A Marseille, à Istres lors de plusieurs concerts dans les années 70 ; un après-midi désagréable sur les prairies de Luminy devant une foule de Scouts inattentifs, un « Invité du dimanche » à la radio, une visite à son « Théâtre du Jardin » au Bois de Boulogne où je lui présentai un jeune poète nommé Philippe Forcioli… ; et puis, les traces épistolaires de ses voyages dans le monde : lettres ou cartes postales, toujours extrêmement chaleureuses, d’un fidèle en amitié.

Enfin notre dernière conversation téléphonique au printemps 2003. Il va bien ; 80 ans depuis quelques mois et en forme, vocalement inchangé et je l’en félicite : La voix, c’est une affaire de respiration !, dit-il. Pour fêter ses 80 berges et ses 55 ans de carrière, il vient d’éditer en deux albums une centaine de chansons, parmi les quelque 300 qu’il a enregistrées *** ; tu vas les recevoir bientôt… Quel cadeau ! Je me risque à formuler un rêve : accepterait-il de venir rendre visite à « L’Oiseau qui chemine », l’association animée par Philippe Forcioli et Simone Fasano, qui attire les amoureux de la chanson au petit théâtre « Marie-Jeanne », rue Berlioz ? Pourquoi pas, me répond-il ; s’il y a un piano ! Je sens l’hypothèse envisageable. Quelle fleur ce serait sur notre petit chemin de poésie ! Hélas ! les deux récitals projetés en octobre 2004, dont nous nous faisions tous une fête, sont annulés ! Jacques Douai est malade. Il meurt le lundi 4 août. Au revoir, Monsieur Douai !, titre « L’Oiseau qui chemine » qui en fait part aussitôt à son public et exprime son affection à sa femme Ethery Pagava avec qui il dirigea le Théâtre du Jardin.

Quand on retrace les 57 années de sa carrière artistique, on relève les multiples récompenses qu’il reçut : Grand Prix du Disque de l’Académie Charles-Cros en 1955, 1962, 1968 ; Rose d’or de la chanson en 1957 ; Grand Prix de l’Académie du Disque français en 1974 (Prix de la Ville de Paris) et en 1977 ; Meilleur disque de « Loisirs Jeunes » en 1963, 1964, 1976… toutes distinctions hautement méritées. Jacques Douai a été dans tous les domaines un pionnier. Il a réinventé ce que Pierre Seghers appelait la « poésie populaire chantée » et il en est devenu l’un de ses plus zélés serviteurs. Il a redécouvert les poètes – bien avant la « Rive gauche ». La redécouverte de la chanson pour les enfants – bien avant tout le monde – c’est à lui qu’on la doit aussi. Comme disait Luc Bérimont : Adossé à la muraille des siècles, Douai juxtapose le meilleur de ce que l’on faisait et le meilleur de ce que l’on fait !

On est sidéré de la richesse et la diversité de ses répertoires. Cela éclate à l’écoute des disques reçus de lui quelques mois avant son décès. D’abord, l’album des poètes : trente bijoux signés Aragon, Rutebeuf, Ferré, Seghers, Max Jacob, Giraudoux, Desnos, Eluard, Tardieu, Gilson, Rilke, Neveu, Cocteau, Fombeure, Félix Leclerc, j’en passe… et même André Maurois mis en musique suavement par… Henri Salvador. Et puis le « double » des « cinquante ans de chansons » (68 chansons enregistrées, un festival !) : toujours Aragon, Ferré, Desnos, Jacob, Seghers…, mais aussi Hugo, Verlaine, Couté, Cadou, Prévert, Soupault, Dimey, Vasca…, des « chansonniers » français (Robert Marcy, Francis Lemarque, René Baër…) et Québécois (Léveillée, Vigneault, Ferland…), plus quelques anonymes des siècles passés. Avec, parmi les compositeurs, aux côtés de grands classiques (Poulenc, Tailleferre, Wiener, Larrieu, Jaubert, Thiriet, Kosma…), les musiciens de la chanson que sont Philippe-Gérard, Lino Leonardi, Léo Ferré, Hélène Martin… et Jacques Douai lui-même, merveilleux mélodiste qui a servi admirablement les poètes en déposant sa musique au bas de leurs vers…

On y retrouve intacte la voix du chanteur, incroyablement pure, limpide, lumineuse toujours, solide, sans faille ; une voix unique et, si j’ose dire, de plus en plus unique dans l’univers des graillonneurs et des chuchoteurs à la mode. Une voix qui, avec les seuls soutiens de la guitare et du piano, permet d’apprécier toutes les finesses, toutes les nuances verbales et musicales de chaque chanson.

Je reste frappé à son écoute de l’extraordinaire perfection de ce chant, mais je retrouve plus encore ce qui me toucha dans les récitals du chanteur et qui est partie intégrante de son art ; une sensibilité, une émotion, une courtoisie – au sens où les troubadours entendaient le mot – ainsi qu’un authentique respect du peuple, sans quoi il n’est pas de véritable chanson populaire. La perfection, oui, avec l’humanité en plus.

Depuis les débuts de Jacques Douai chez « Pomme » en 1947, soixante-treize années ont donc passé ! Il faut être parmi les plus grands pour être capable comme lui de nous rappeler le temps de « La Rose rouge » en étant merveilleusement d’aujourd’hui, écrivait Pierre Daix. Dans la dédicace accompagnant le cadeau de ses trois disques, l’artiste me le disait autrement : Nous ne comptons plus les années, parce que la chanson est éternelle. Fidèlement.

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*A sa ville natale, Gaston Tanchon a emprunté son nom de scène. Lire sa biographie « Jacques Douai, l’art et le partage », par Jean Dufour ; préfaces d’Edgar Morin et de Georges Moustaki (Editions Le Bord de l’eau). Et aussi : « Jacques Douai », par Luc Bérimont et Marie-Hélène Fraïssé (Poésie et chansons, Seghers).

**En 2020, le jury de l’association (fondée et présidée par Jacques Bertin) a couronné l’auteur-compositeur-interprète Jean-Michel Piton et la productrice de radio Hélène Hazera.

*** Un CD « Jacques Douai chante les poètes » et un « double » : « Jacques Douai, 50 ans de carrière, de Paris à Montréal ». L’ensemble de l’œuvre de Jacques Douai, » troubadour militant » est diffusée par EPM.